Gustave Flaubert La tentation de Saint Antoine
Cette partie du blog présente les peintures à l'huile faite sur ce sujet avec une courte description du contexte littéraire suivie des dialogues écrits par Flaubert intercalés par les dessins et gouaches qui ont précédé cette peinture.
LES PATRICIENNES SUR LES TOMBES
Les Patriciennes sur les tombes 2000 Huile sur toile 130 x 162 cms |
Ce tableau vient
chercher son sujet dans le chapitre IV du livre. La plupart des scènes qui se
succèdent dans ce chapitre trouvent leur cadre dans les premiers siècles après
Jésus Christ. Les personnages qui y apparaissent sont, – dans certains cas des
premiers chrétiens défendant telle ou telle chapelle, ou un peu plus loin dans
le texte des chrétiens pourchassés, des martyres.
Dans ce passage là, plusieurs personnes viennent se réunir dans un cimetière, à la mémoire des martyres. Ils s'exaltent à propos des supplices qu'ils ont subi, entrent en transe, et la cérémonie se transforme en orgie.
Dans ce passage là, plusieurs personnes viennent se réunir dans un cimetière, à la mémoire des martyres. Ils s'exaltent à propos des supplices qu'ils ont subi, entrent en transe, et la cérémonie se transforme en orgie.
(…) Antoine ferme les yeux.
Il les ouvre. Mais des ténèbres l’enveloppent.
Bientôt elles s’éclaircissent ; et il
distingue une plaine aride et mamelonneuse, comme on en voit autour des
carrières abandonnées.
Ça et là, un bouquet d’arbustes se lève parmi
des dalles à ras du sol ; et des formes blanches, plus indécises que des
nuages, sont penchées sur elles.
Il en arrive d’autres, légèrement. Des yeux
brillent dans la fente des longs voiles. A la nonchalance de leurs pas et aux
parfums qui s’exhalent, Antoine reconnaît des patriciennes. Il y a aussi des
hommes, mais de condition inférieure, car ils ont des visages à la fois naïfs
et grossiers.
UNE
D’ELLES
En respirant largement :
Ah ! comme c’est bon l’air de la nuit froide, au milieu
des sépulcres ! Je suis si fatiguée de la mollesse des lits, du fracas des
jours, de la pesanteur du soleil !
Sa servante retire d’un sac
en toile une torche qu’elle enflamme. Les fidèles y allument d’autres torches,
et vont les planter sur les tombeaux.
14/01/03 Les patriciennes Gouache 30 x 36 cms |
UNE
FEMME
Haletante :
Ah ! enfin, me
voilà ! Mais quel ennui que d’avoir épousé un idolâtre !
14/01/03 Sur les tombes Gouache 30 X 36 cms |
UNE
AUTRE
Les visites dans les
prisons, les entretiens avec nos frères, tout est suspect à nos maris ! –
et même il faut nous cacher quand nous faisons le signe de la croix ; ils
prendraient cela pour une conjuration magique.
UNE
AUTRE
Avec le miens,
c’était tous les jours des querelles ; je ne voulais pas me soumettre aux
abus qu’il exigeait de mon corps ; - et afin de se venger, il m’a fait
poursuivre comme chrétienne.
UNE
AUTRE
Vous rappelez-vous, Lucius, ce jeune homme si beau, qu’on a
traîné par les talons derrière un char, comme Hector, depuis la porte
Esquiléenne jusqu’aux montagnes de Tibur ; - et des deux côtés du chemin
le sang tachetait les buissons ! J’en ai recueilli quelques gouttes. Le voilà !
Elle tire de sa poitrine une éponge toute
noire, la couvre de baisers, puis se jette sur les dalles en criant :
Ah ! mon
ami ! mon ami !
UN
HOMME
Il y a juste
aujourd’hui trois ans qu’est morte Domitilla. Elle fut lapidée au fond du bois
de Proserpine. J’ai recueilli ses os qui brillaient comme des lucioles dans les
herbes. La terre maintenant les recouvre !
Il se jette sur un tombeau
O ma fiancée !
ma fiancée !
ET
TOUS LES AUTRES
par la plaine :
O ma sœur ! ô
mon frère ! ô ma fille ! ô ma mère !
Ils sont à genoux, le front dans les mains, ou
le corps tout à plat, les deux bras étendus ; - et les sanglots qu’ils
retiennent soulèvent leur poitrine à la briser. Ils regardent le ciel en
disant :
Aie pitié de son âme,
ô mon Dieu ! Elle languit au séjour des ombres ; daigne l’admettre
dans la Résurrection, pour qu’elle jouisse de ta lumière !
Ou, l’œil fixé sur les dalles, ils murmurent :
Apaise-toi, ne
souffre plus ! Je t’ai apporté du vin, des viandes !
UNE
VEUVE
Voici du pultis, fait
par moi, selon son goût, avec beaucoup d’œufs et double mesure de farine !
Nous allons le manger ensemble, comme autrefois, n’est-ce-pas ?
Les Patriciennes sur les tombes 2000 Eau forte et aquatinte 24,7 x 29, 5 cms |
Elle en porte un peu à ses lèvres ; et,
tout d’un coup, se met à rire d’une façon extravagante, frénétique.
Les autres, comme elle, grignotent quelque
morceau, boivent une gorgée.
Ils se racontent les histoires de leurs
martyres ; la douleur s’exalte, les libations redoublent. Leurs yeux noyés
de larmes se fixent les uns sur les autres. Ils balbutient d’ivresse et de
désolation ; peu à peu, leurs mains se touchent, leurs lèvres s’unissent,
les voiles s’entrouvrent, et ils se mêlent sur les tombes entre les coupes et
les flambeaux.
Le ciel commence à blanchir. Le brouillard
mouille leurs vêtements ; - et, sans avoir l’air de se connaître, ils
s’éloignent les uns des autres par des chemins différents, dans la campgane.
Antoine soupire.
LES DIEUX DU MARIAGE
Dans le chapitre V,
Flaubert fait apparaître les dieux du quotidien qui accompagnaient les hommes
de l’antiquité romaine tardive. Ici, il s’agit des divinités qui environnent la
future épouse dans ses premiers pas érotiques. Suivent de près , dans le texte, les lares domestiques qui se plaignent d'être devenus délaissés, moins en vogue depuis le succès récent des premiers chrétiens.
Antoine soupire.
Et au milieu d’une chambre, sur une estrade,
se découvre un lit d’ivoire, environné par des gens qui tiennent des torches de
sapin.
Les dieux du mariage 28/6/2000 Gouache 50x65cms |
Les dieux du mariage 2/7/2000 Crayons 50x65cms |
HILARION
Ce sont les Dieux du
mariage. Ils attendent l’épousée !
Domiduca devait
l’amener, Virgo défaire sa ceinture, Subigo l’étendre sur le lit, - et Praema
écarter ses bras, en lui disant à l’oreille des paroles douces.
Mais elle ne viendra
pas ! et ils congédient les autres : Nona et Decima gardes-malades,
les trois Nixii accoucheurs, les deux nourrices Educa et Potina, - et Carna
berceuse, dont le bouquet d’aubépines éloigne de l’enfant les mauvais rêves.
Plus tard, Ossipago lui aurait affermi les genoux, Barbatus donné la barbe,
Stimula les premiers désirs, Volupia la première jouissance, Fabulinus appris à
parler, Numera à compter, Camoena à chanter, Consus à réfléchir.
Ossipago, Barbatus, Stimula, Voluptia et les autres 2/7/2000 Crayons de couleurs 17x21cms |
Naemia 2/8/2000 Gouache 50x65cms |
La chambre est vide ; et il ne reste plus au bord
du lit que Naemia – centenaire, - marmottant pour elle-même la complainte
qu’elle hurlait à la mort des vieillards.
Naemia 23/6/00 Crayons de couleurs 17x21cms |
Mais bientôt sa voix est dominée par des cris
aigus. Ce sont :
LES
LARES DOMESTIQUES
accroupis au fond de
l’atrium, vêtus de peaux de chiens, avec des fleurs autour du corps, tenant
leurs mains fermées contre leurs joues, et pleurant tant qu’ils peuvent.
Les Lares domestiques 2/7/2000 Crayons 17x21cms |
Où est la portion de
nourriture qu’on nous donnait à chaque repas, les bons soins de la servante, le
sourire de la matrone, et la gaité des petits garçons jouant aux osselets sur
les mosaïques de la cour ? Puis devenus grands ils suspendaient à notre poitrine
leur bulle d’or ou de cuir.
Quel bonheur, quand,
le soir du triomphe, le maitre en rentrant tournait vers nous ses yeux
humides ! Il racontait ses combats ; et l’étroite maison était plus
fière qu’un palais et sacrée comme un temple.
Qu’ils étaient doux
les repas de famille, surtout le lendemain des Feralia ! Dans la tendresse
pour les morts, toutes les discordes s’apaisaient ; et on s’embrassait, en
buvant aux gloires du passé et aux espérances de l’avenir.
Mais les aïeux de
cire peinte, enfermés derrière nous, se couvrent lentement de moisissure. Les
races nouvelles, pour nous punir de leurs déceptions, nous ont brisé la
mâchoire ; sous la dent des rats nos corps de bois s’émiettent.
Les dieux du mariage (première version non datée) Huile dur toile 98x130cms |
Et les innombrables Dieux veillant aux portes, à la
cuisine, au cellier, aux étuves, se dispersent de tous côtés, - sous
l’apparence d’énormes fourmis qui trottent ou de grands papillons qui
s’envolent.
Les dieux du mariage 2000 Eau forte et aquatinte 29,5x33,5cms |
L'INVASION DES SOLITAIRES
L'invasion des Solitaires 2000 Huile sur toile 130x162cms |
Dans le deuxième
chapitre du livre, après les premières désillusions de Saint Antoine, Flaubert
fait apparaître une première fois la représentation du Diable entouré des 7
péchés capitaux.
Suivent plusieurs
visions mettant en scène Saint Antoine et l’impliquant dans la pratique d’un de
ces péchés. L’invasion de la secte des moines solitaires finit par imposer à notre héros le reflet
de sa propre colère.
Alexandrie 5/10/00 Crayons 17x21cms |
Tout l’entourage a disparu.
Il se croit à Alexandrie sur le Paneum,
montagne artificielle qu’entoure un escalier en colimaçon et dressée au centre
de la ville.
En face de lui s’étend le lac Mareotis, à
droite la mer, à gauche la campagne, - et, immédiatement sous ses yeux, une
confusion de toits plats, traversée du sud au nord et de l’est à l’ouest par
deux rues qui s’entrecroisent et forment, dans toute leur longueur, une pile de
portiques à chapiteaux corinthiens. Les maisons surplombant cette double
colonnade ont des fenêtres à vitres coloriées. Quelques-unes portent
extérieurement d’énormes cages en bois, où l’air du dehors s’engouffre.
Le port d'Alexandrie 17/11/00 Gouache 30x36cms |
Des monuments d’architecture différente se
tassent les uns près des autres. Des pylônes égyptiens dominent des temples
grecs. Des obélisques apparaissent comme des lances entre des créneaux de
briques rouges. Au milieu des places, il y a des Hermès à oreilles pointues et
des Anubis à tête de chien. Antoine distingue des mosaïques dans les cours, et
aux poutrelles des plafonds des tapis accrochés.
Il embrasse, d’un seul coup d’œil, les deux
ports (le Grand-Port et l’Eunoste), ronds tous les deux comme deux cirques, ce
que sépare un môle joignant Alexandrie à l’îlot escarpé sur lequel s’élève la
tour du phare, quadrangulaire, haute de cinq ents coudées et à neuf étages, -
avec un amas de charbons noirs fumant à son sommet.
De petits ports intérieurs découpent les ports
principaux. Le môle, à chaque bout, est terminé par un pont établi sur les
colonnes de marbre plantées dans la mer. Des voiles passent dessous ; et
de lourdes gabares débordantes de marchandises, des barques thalamèges à
incrustations d’ivoire, des gondoles couverte d’un tendelet, des trirèmes et
des birèmes, toutes sortes de bateaux, circulent ou stationnent contre les
quais.
Autour du Grand-Port, c’est une suite ininterrompue
de constructions royales : le palais des Ptolémées, le Museum, le
Posidium, le Cesareum, le Timonium où se réfugia Marc-Antoine, le Soma qui
contient le tombeau d’Alexandre ; tandis qu’à l’autre extrémité de la
ville, après Eunoste, on aperçoit dans un faubourg des fabriques de verre, de
parfums et de papyrus.
Des vendeurs ambulants, des portefaix, des
âniers, courent, se heurtent. Ça et là, un prêtre d’Osiris avec une peau de
panthère sur l’épaule, un soldat romain à casque de bronze, beaucoup de nègres.
Au seuil des boutiques des femmes s’arrêtent, des artisans travaillent ;
et le grincement des chars fait envoler des oiseaux qui mangent par terre les
détritus des boucheries et des restes de poisson.
Sur l’uniformité des maisons blanches, le
dessin des rues jette comme un réseau noir. Les marchés pleins d’herbes y font
des bouquets verts, les sècheries des teinturiers des plaques de couleurs, les
ornements d’or au fronton des temples des points lumineux, - tout cela compris
dans l’enceinte ovale des murs grisâtres, sous la voûte du ciel bleu, près de
la mer immobile.
Mais la foule s’arrête, et regarde du côté de
l’occident, d’où s’avancent d’énormes tourbillons de poussière.
Ce sont les moines de la Thébaïde, vêtus de
peaux de chèvre, armés de gourdins, et hurlant un cantique de guerre et de
religion avec ce refrain : « Où sont-ils ? où
sont-ils ? »
Antoine comprend qu’ils viennent pour tuer les
Ariens.
Tout à coup les rues se vident, - et l’on ne
voit plus que des pieds levés.
Arrivée des Solitaires 5/10/00 Crayons 17x21cms |
Les Solitaires maintenant sont dans la ville.
Leurs formidables bâtons, garnis de clous, tournent comme des soleils d’acier.
On entend le fracas des choses brisées dans les maisons. Il y a des intervalles
de silence. Puis de grands cris s’élèvent.
D’un bout à l’autre des rues, c’est un remous
continuel de peuple effaré.
Plusieurs tiennent des piques. Quelquefois,
deux groupes se rencontrent, n’en font qu’un ; et cette masse glisse sur
les dalles, se disjoint, s’abat. Mais toujours les hommes à longs cheveux
reparaissent.
Des filets de fumée s’échappent du coin des
édifices. Les battants des portes éclatent. Des pans de murs s’écroulent. Des
architraves tombent.
Solitaire décapité 25 11 00 30x36cms Gouache |
Antoine retrouve tous ses ennemis l’un après
l’autre. Il en reconnaît qu’il avait oubliés ; avant de les tuer, il les
outrage. Il éventre, égorge, assomme, traine les vieillards par la barbe,
écrase les enfants, frappe les blessés. Et on se venge du luxe ; ceux qui
ne savent pas lire déchirent les livres ; d’autres cassent, abiment les
statues, les peintures, les meubles, les coffrets, mille délicatesses dont ils
ignorent l’usage et qui, à cause de cela, les exaspèrent. De temps à autre, ils
s’arrêtent tout hors d’haleine, puis recommencent.
Antoine tortionnaire comme les Solitaires 2003 Gouache 30x36cms |
Les habitants, réfugiés dans les cours,
gémissent. Les femmes lèvent au ciel leurs yeux en pleurs et leurs bras nus.
Pour fléchir les Solitaires, elles embrassent leurs genoux ; ils les
renversent ; et le sang jaillit jusqu’aux plafonds, retombe en nappes le
long des murs, ruisselle du tronc des cadavres décapités, emplit les aqueducs,
fait par terre de larges flaques rouges.
Invasion des Solitaires Gravure (eau forte et aquatinte) 30x36cms |
Antoine en a jusqu’aux jarrets. Il marche
dedans ; il en hume les gouttelettes sur ses lèvres, et tressaille de joie
à le sentir contre ses membres, sous sa tunique de poils, qui en est trempée.
La nuit vient. L’immense clameur s’apaise.
Les Solitaires ont disparu.
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