vendredi 15 septembre 2000

Gustave Flaubert   La tentation de Saint Antoine



Dès le début des années 2000, oeuvres exécutées d'après le livre de Gustave Flaubert, "La tentation de Saint-Antoine.
Cette partie du blog présente les peintures à l'huile faite sur ce sujet avec une courte description du contexte littéraire suivie des dialogues écrits par Flaubert intercalés par les dessins et gouaches qui ont précédé cette peinture.





LES PATRICIENNES SUR LES TOMBES




Les Patriciennes sur les tombes    2000   Huile sur toile   130 x 162 cms




Ce tableau vient chercher son sujet dans le chapitre IV du livre. La plupart des scènes qui se succèdent dans ce chapitre trouvent leur cadre dans les premiers siècles après Jésus Christ. Les personnages qui y apparaissent sont, – dans certains cas des premiers chrétiens défendant telle ou telle chapelle, ou un peu plus loin dans le texte des chrétiens pourchassés, des martyres.
Dans ce passage là, plusieurs personnes viennent se réunir dans un cimetière, à la mémoire des martyres. Ils s'exaltent à propos des supplices qu'ils ont subi, entrent en transe, et la cérémonie se transforme en orgie.   





(…) Antoine ferme les yeux.

 Il les ouvre. Mais des ténèbres l’enveloppent.
 Bientôt elles s’éclaircissent ; et il distingue une plaine aride et mamelonneuse, comme on en voit autour des carrières abandonnées.
 Ça et là, un bouquet d’arbustes se lève parmi des dalles à ras du sol ; et des formes blanches, plus indécises que des nuages, sont penchées sur elles.
 Il en arrive d’autres, légèrement. Des yeux brillent dans la fente des longs voiles. A la nonchalance de leurs pas et aux parfums qui s’exhalent, Antoine reconnaît des patriciennes. Il y a aussi des hommes, mais de condition inférieure, car ils ont des visages à la fois naïfs et grossiers.

                                               UNE D’ELLES

En respirant largement :

Ah ! comme c’est bon l’air de la nuit froide, au milieu des sépulcres ! Je suis si fatiguée de la mollesse des lits, du fracas des jours, de la pesanteur du soleil !

Sa servante retire d’un sac en toile une torche qu’elle enflamme. Les fidèles y allument d’autres torches, et vont les planter sur les tombeaux.



14/01/03   Les patriciennes   Gouache   30 x 36 cms


                                               UNE FEMME

Haletante :

 Ah ! enfin, me voilà ! Mais quel ennui que d’avoir épousé un idolâtre !


14/01/03   Sur les tombes   Gouache   30 X 36 cms


                                               UNE AUTRE

 Les visites dans les prisons, les entretiens avec nos frères, tout est suspect à nos maris ! – et même il faut nous cacher quand nous faisons le signe de la croix ; ils prendraient cela pour une conjuration magique.

                                               UNE AUTRE

 Avec le miens, c’était tous les jours des querelles ; je ne voulais pas me soumettre aux abus qu’il exigeait de mon corps ; - et afin de se venger, il m’a fait poursuivre comme chrétienne.

                                               UNE AUTRE

Vous rappelez-vous, Lucius, ce jeune homme si beau, qu’on a traîné par les talons derrière un char, comme Hector, depuis la porte Esquiléenne jusqu’aux montagnes de Tibur ; - et des deux côtés du chemin le sang tachetait les buissons ! J’en ai recueilli  quelques gouttes. Le voilà !

 Elle tire de sa poitrine une éponge toute noire, la couvre de baisers, puis se jette sur les dalles en criant :

 Ah ! mon ami ! mon ami !

                                               UN HOMME

 Il y a juste aujourd’hui trois ans qu’est morte Domitilla. Elle fut lapidée au fond du bois de Proserpine. J’ai recueilli ses os qui brillaient comme des lucioles dans les herbes. La terre maintenant les recouvre !

 Il se jette sur un tombeau

 O ma fiancée ! ma fiancée !

                                               ET TOUS LES AUTRES

par la plaine :

 O ma sœur ! ô mon frère ! ô ma fille ! ô ma mère !

 Ils sont à genoux, le front dans les mains, ou le corps tout à plat, les deux bras étendus ; - et les sanglots qu’ils retiennent soulèvent leur poitrine à la briser. Ils regardent le ciel en disant :

 Aie pitié de son âme, ô mon Dieu ! Elle languit au séjour des ombres ; daigne l’admettre dans la Résurrection, pour qu’elle jouisse de ta lumière !

 Ou, l’œil fixé sur les dalles, ils murmurent :

 Apaise-toi, ne souffre plus ! Je t’ai apporté du vin, des viandes !

                                               UNE VEUVE

 Voici du pultis, fait par moi, selon son goût, avec beaucoup d’œufs et double mesure de farine ! Nous allons le manger ensemble, comme autrefois, n’est-ce-pas ?



Les Patriciennes sur les tombes   2000   Eau forte
et aquatinte   24,7 x 29, 5 cms


 Elle en porte un peu à ses lèvres ; et, tout d’un coup, se met à rire d’une façon extravagante, frénétique.
 Les autres, comme elle, grignotent quelque morceau, boivent une gorgée.
 Ils se racontent les histoires de leurs martyres ; la douleur s’exalte, les libations redoublent. Leurs yeux noyés de larmes se fixent les uns sur les autres. Ils balbutient d’ivresse et de désolation ; peu à peu, leurs mains se touchent, leurs lèvres s’unissent, les voiles s’entrouvrent, et ils se mêlent sur les tombes entre les coupes et les flambeaux.
 Le ciel commence à blanchir. Le brouillard mouille leurs vêtements ; - et, sans avoir l’air de se connaître, ils s’éloignent les uns des autres par des chemins différents, dans la campgane.





LES DIEUX DU MARIAGE





Les dieux du mariage   2000   Huile sur toile   130 x 162 cms





Dans le chapitre V, Flaubert fait apparaître les dieux du quotidien qui accompagnaient les hommes de l’antiquité romaine tardive. Ici, il s’agit des divinités qui environnent la future épouse dans ses premiers pas érotiques. Suivent de près , dans le texte, les lares domestiques qui se plaignent d'être devenus délaissés, moins en vogue depuis le succès récent des premiers chrétiens.



Antoine soupire.


 Et au milieu d’une chambre, sur une estrade, se découvre un lit d’ivoire, environné par des gens qui tiennent des torches de sapin.



Les dieux du mariage  28/6/2000  Gouache  50x65cms


Les dieux du mariage  2/7/2000  Crayons  50x65cms


                                               HILARION

 Ce sont les Dieux du mariage. Ils attendent l’épousée !
 Domiduca devait l’amener, Virgo défaire sa ceinture, Subigo l’étendre sur le lit, - et Praema écarter ses bras, en lui disant à l’oreille des paroles douces.
 Mais elle ne viendra pas ! et ils congédient les autres : Nona et Decima gardes-malades, les trois Nixii accoucheurs, les deux nourrices Educa et Potina, - et Carna berceuse, dont le bouquet d’aubépines éloigne de l’enfant les mauvais rêves. Plus tard, Ossipago lui aurait affermi les genoux, Barbatus donné la barbe, Stimula les premiers désirs, Volupia la première jouissance, Fabulinus appris à parler, Numera à compter, Camoena à chanter, Consus à réfléchir.



Ossipago, Barbatus, Stimula, Voluptia et les autres   2/7/2000
Crayons de couleurs   17x21cms


Naemia   2/8/2000   Gouache   50x65cms


 La chambre est vide ; et il ne reste plus au bord du lit que Naemia – centenaire, - marmottant pour elle-même la complainte qu’elle hurlait à la mort des vieillards.



Naemia  23/6/00   Crayons de couleurs  17x21cms



 Mais bientôt sa voix est dominée par des cris aigus. Ce sont :

                                               LES LARES DOMESTIQUES

accroupis au fond de l’atrium, vêtus de peaux de chiens, avec des fleurs autour du corps, tenant leurs mains fermées contre leurs joues, et pleurant tant qu’ils peuvent.




Les Lares domestiques   2/7/2000   Crayons   17x21cms


 Où est la portion de nourriture qu’on nous donnait à chaque repas, les bons soins de la servante, le sourire de la matrone, et la gaité des petits garçons jouant aux osselets sur les mosaïques de la cour ? Puis devenus grands ils suspendaient à notre poitrine leur bulle d’or ou de cuir.
 Quel bonheur, quand, le soir du triomphe, le maitre en rentrant tournait vers nous ses yeux humides ! Il racontait ses combats ; et l’étroite maison était plus fière qu’un palais et sacrée comme un temple.
 Qu’ils étaient doux les repas de famille, surtout le lendemain des Feralia ! Dans la tendresse pour les morts, toutes les discordes s’apaisaient ; et on s’embrassait, en buvant aux gloires du passé et aux espérances de l’avenir.
 Mais les aïeux de cire peinte, enfermés derrière nous, se couvrent lentement de moisissure. Les races nouvelles, pour nous punir de leurs déceptions, nous ont brisé la mâchoire ; sous la dent des rats nos corps de bois s’émiettent.



Les dieux du mariage (première version non datée)
Huile dur toile   98x130cms


 Et les innombrables Dieux veillant aux portes, à la cuisine, au cellier, aux étuves, se dispersent de tous côtés, - sous l’apparence d’énormes fourmis qui trottent ou de grands papillons qui s’envolent.



Les dieux du mariage   2000   Eau forte et aquatinte   29,5x33,5cms







L'INVASION DES SOLITAIRES



L'invasion des Solitaires   2000   Huile sur toile 130x162cms




Dans le deuxième chapitre du livre, après les premières désillusions de Saint Antoine, Flaubert fait apparaître une première fois la représentation du Diable entouré des 7 péchés capitaux.
Suivent plusieurs visions mettant en scène Saint Antoine et l’impliquant dans la pratique d’un de ces péchés. L’invasion de la secte des moines solitaires finit par imposer à notre héros le reflet de sa propre colère.


Alexandrie   5/10/00  Crayons   17x21cms



 Tout l’entourage a disparu.
 Il se croit à Alexandrie sur le Paneum, montagne artificielle qu’entoure un escalier en colimaçon et dressée au centre de la ville.
 En face de lui s’étend le lac Mareotis, à droite la mer, à gauche la campagne, - et, immédiatement sous ses yeux, une confusion de toits plats, traversée du sud au nord et de l’est à l’ouest par deux rues qui s’entrecroisent et forment, dans toute leur longueur, une pile de portiques à chapiteaux corinthiens. Les maisons surplombant cette double colonnade ont des fenêtres à vitres coloriées. Quelques-unes portent extérieurement d’énormes cages en bois, où l’air du dehors s’engouffre.



Le port d'Alexandrie   17/11/00   Gouache   30x36cms


 Des monuments d’architecture différente se tassent les uns près des autres. Des pylônes égyptiens dominent des temples grecs. Des obélisques apparaissent comme des lances entre des créneaux de briques rouges. Au milieu des places, il y a des Hermès à oreilles pointues et des Anubis à tête de chien. Antoine distingue des mosaïques dans les cours, et aux poutrelles des plafonds des tapis accrochés.
 Il embrasse, d’un seul coup d’œil, les deux ports (le Grand-Port et l’Eunoste), ronds tous les deux comme deux cirques, ce que sépare un môle joignant Alexandrie à l’îlot escarpé sur lequel s’élève la tour du phare, quadrangulaire, haute de cinq ents coudées et à neuf étages, - avec un amas de charbons noirs fumant à son sommet.
 De petits ports intérieurs découpent les ports principaux. Le môle, à chaque bout, est terminé par un pont établi sur les colonnes de marbre plantées dans la mer. Des voiles passent dessous ; et de lourdes gabares débordantes de marchandises, des barques thalamèges à incrustations d’ivoire, des gondoles couverte d’un tendelet, des trirèmes et des birèmes, toutes sortes de bateaux, circulent ou stationnent contre les quais.
 Autour du Grand-Port, c’est une suite ininterrompue de constructions royales : le palais des Ptolémées, le Museum, le Posidium, le Cesareum, le Timonium où se réfugia Marc-Antoine, le Soma qui contient le tombeau d’Alexandre ; tandis qu’à l’autre extrémité de la ville, après Eunoste, on aperçoit dans un faubourg des fabriques de verre, de parfums et de papyrus.
 Des vendeurs ambulants, des portefaix, des âniers, courent, se heurtent. Ça et là, un prêtre d’Osiris avec une peau de panthère sur l’épaule, un soldat romain à casque de bronze, beaucoup de nègres. Au seuil des boutiques des femmes s’arrêtent, des artisans travaillent ; et le grincement des chars fait envoler des oiseaux qui mangent par terre les détritus des boucheries et des restes de poisson.
 Sur l’uniformité des maisons blanches, le dessin des rues jette comme un réseau noir. Les marchés pleins d’herbes y font des bouquets verts, les sècheries des teinturiers des plaques de couleurs, les ornements d’or au fronton des temples des points lumineux, - tout cela compris dans l’enceinte ovale des murs grisâtres, sous la voûte du ciel bleu, près de la mer immobile.
 Mais la foule s’arrête, et regarde du côté de l’occident, d’où s’avancent d’énormes tourbillons de poussière.
 Ce sont les moines de la Thébaïde, vêtus de peaux de chèvre, armés de gourdins, et hurlant un cantique de guerre et de religion avec ce refrain : « Où sont-ils ? où sont-ils ? »
 Antoine comprend qu’ils viennent pour tuer les Ariens.
 Tout à coup les rues se vident, - et l’on ne voit plus que des pieds levés.



Arrivée des Solitaires   5/10/00   Crayons   17x21cms




 Les Solitaires maintenant sont dans la ville. Leurs formidables bâtons, garnis de clous, tournent comme des soleils d’acier. On entend le fracas des choses brisées dans les maisons. Il y a des intervalles de silence. Puis de grands cris s’élèvent.
 D’un bout à l’autre des rues, c’est un remous continuel de peuple effaré.
 Plusieurs tiennent des piques. Quelquefois, deux groupes se rencontrent, n’en font qu’un ; et cette masse glisse sur les dalles, se disjoint, s’abat. Mais toujours les hommes à longs cheveux reparaissent.
 Des filets de fumée s’échappent du coin des édifices. Les battants des portes éclatent. Des pans de murs s’écroulent. Des architraves tombent.



Solitaire décapité   25 11 00   30x36cms   Gouache


 Antoine retrouve tous ses ennemis l’un après l’autre. Il en reconnaît qu’il avait oubliés ; avant de les tuer, il les outrage. Il éventre, égorge, assomme, traine les vieillards par la barbe, écrase les enfants, frappe les blessés. Et on se venge du luxe ; ceux qui ne savent pas lire déchirent les livres ; d’autres cassent, abiment les statues, les peintures, les meubles, les coffrets, mille délicatesses dont ils ignorent l’usage et qui, à cause de cela, les exaspèrent. De temps à autre, ils s’arrêtent tout hors d’haleine, puis recommencent.


Antoine tortionnaire comme les Solitaires   2003
Gouache 30x36cms



 Les habitants, réfugiés dans les cours, gémissent. Les femmes lèvent au ciel leurs yeux en pleurs et leurs bras nus. Pour fléchir les Solitaires, elles embrassent leurs genoux ; ils les renversent ; et le sang jaillit jusqu’aux plafonds, retombe en nappes le long des murs, ruisselle du tronc des cadavres décapités, emplit les aqueducs, fait par terre de larges flaques rouges.




Invasion des Solitaires   Gravure (eau forte et aquatinte)   30x36cms


 Antoine en a jusqu’aux jarrets. Il marche dedans ; il en hume les gouttelettes sur ses lèvres, et tressaille de joie à le sentir contre ses membres, sous sa tunique de poils, qui en est trempée.
 La nuit vient. L’immense clameur s’apaise.
 Les Solitaires ont disparu.