samedi 7 septembre 2002


Gustave Flaubert   La tentation de Saint Antoine





Dès le début des années 2000, oeuvres exécutées d'après le livre de Gustave Flaubert, "La tentation de Saint-Antoine. 
Cette partie du blog présente les peintures à l'huile faite sur ce sujet avec une courte description du contexte littéraire suivie des dialogues écrits par Flaubert intercalés par les dessins et gouaches qui ont précédé cette peinture.




2002   L'ombre du diable   Huile sur toile   150x200 cms



Le chapitre I de "La tentation de Saint Antoine" commence par un long monologue de l'ermite où s'exprime toute la mélancolie qui l'accable après de longues années passées en privations, dans une vie qui lui apparait maintenant comme désespérément monotone.


Quelques premières hallucinations surviennent en fin de ce passage et le second chapitre commence enfin avec, d'emblée l'apparition du Diable entouré des Sept Péchés Capitaux.





Alors une grande ombre, plus subtile qu’une ombre naturelle, et que d’autres ombres festonnent le long de ses bords, se marque sur la terre.



21 9 21   Antoine endormi   Crayons de couleurs   17x21 cms



 C’est le Diable, accoudé contre le toit de la cabane et portant sous ses deux ailes, - comme une chauve-souris gigantesque qui allaiterait ses petits, - les Sept Péchés Capitaux, dont les têtes grimaçantes se laissent entrevoir confusément.



2 9 00   Antoine endormi   Crayons de couleurs 17x21 cms



 Antoine, les yeux toujours fermés, jouit de son inaction ; et il étale ses membres sous la natte.
 Elle lui semble douce, de plus en plus, - si bien qu’elle se rembourre, elle se hausse, elle devient un lit, le lit une chaloupe ; de l’eau clapote contre ses flancs.
 A droite et à gauche, s’élèvent deux langues de terre noire, que dominent des champs cultivés, avec un sycomore, de place en place. Un bruit de grelots, de tambours et de chanteurs retentit au loin. Ce sont des gens qui s’en vont à Canope dormir sur le temple de Sérapis pour avoir des songes. Antoine sait cela ; - et il glisse, poussé par le vent, entre les deux berges du canal. Les feuilles de papyrus et les fleurs rouges de nymphéas, plus grandes qu’un homme, se penchent sur lui. Il est étendu au fond de la barque ; un aviron, à l’arrière, traîne dans l’eau. De temps en temps un souffle tiède arrive, et les roseaux minces s’entrechoquent. Le murmure des petites vagues diminue. Un assoupissement le prend. Il songe qu’il est un solitaire d’Egypte.
 Alors il se relève en sursaut.

 Ai-je rêvé ?…  c’est si net que j’en doute. La langue me brûle ! J’ai soif.

 Il entre dans sa cabane, et tâte au hasard, partout.

 Le sol est humide !... Est-ce qu’il a plu ? Tiens ! des  morceaux ! ma cruche brisée !... mais l’outre ?

 Il la trouve

 Vide ! complètement vide !
 Pour descendre jusqu’au fleuve, il me faudrait trois heures au moins, et la nuit est si profonde que je n’y verrais pas à me conduire. Mes entrailles se tordent. Où est le pain ?

 Après avoir cherché longtemps, il ramasse une croûte moins grosse qu’un œuf.

 Comment ? Les chacals l’auront pris ? Ah, malédiction !

 Et de fureur, il jette le pain par terre.

 A peine ce geste est-il fait qu’une table est là, couverte de toutes les choses bonnes à manger.
 La nappe de byssus, striée comme les bandelettes des sphinx, produit d’elle-même des ondulations lumineuses. Il y a dessus d’énormes quartiers de viandes rouges, de grands poissons, des oiseaux avec leurs plumes, des quadrupèdes avec leurs poils, des fruits d’une coloration presque humaine ; et des morceaux de glace blanche et des buires de cristal violet se renvoient des feux. Antoine distingue au milieu de la table un sanglier fumant par tous les pores, les pattes sous le ventre, les yeux à demi clos ; - et l’idée de pouvoir manger cette bête formidable le réjouit extrêmement. Puis, ce sont des choses qu’il n’a jamais vues, des hachis noirs, des gelées couleur d’or, des ragoûts où flottent des champignons comme des nénuphars sur des étangs, des mousses si légères qu’elles ressemblent à des nuages.


27 09 00   La gourmandise   Crayons de couleurs   17x21 cms



 Et l’arôme de tout cela lui apporte l’odeur salée de l’Océan, la fraîcheur des fontaines, le grand parfum des bois. Il dilate ses narines tant qu’il peut ; il en bave ; il se dit qu’il en a pour un an, pour dix ans, pour sa vie entière !
 A mesure qu’il promène sur les mets ses yeux écarquillés, d’autres s’accumulent, formant une pyramide dont les angles s’écroulent. Les vins se mettent à couler, les poissons à palpiter, le sang dans les plats bouillonne, la pulpe des fruits s’avance comme des lèvres amoureuses ; et la table monte jusqu’à sa poitrine, jusqu’à son menton, - ne portant qu’une seule assiette et qu’un seul pain, qui se trouvent juste en face de lui.
 Il va saisir le pain. D’autres pains se présentent.

 Pour moi !... tous ! mais…

 Antoine recule.

 Au lieu d’un qu’il y avait, en voilà !... C’est un miracle, alors, le même que fit le Seigneur !...
 Dans quel but ? Et tout le reste n’est pas moins incompréhensible ! Ah ! démon, va-t’en ! va-t’en !

 Il donne un coup de pied dans la table. Elle disparaît.

 Plus rien ? – non !

 Il respire largement.

Ah ! la tentation était forte. Mais comme je m’en suis délivré !

 Il relève la tête, et trébuche contre un objet sonore.

 Qu’est-ce donc ?

 Antoine se baisse.

 Tiens ! une coupe ! quelqu’un, en voyageant, l’aura perdue. Rien d’extraordinaire…

 Il mouille son doigt, et frotte.

 Ça reluit ! du métal ! Cependant, je ne distingue pas…

 Il allume sa torche, et examine la coupe.


27 09 00  L'avarice   Crayons de couleurs   17x21 cms

27 09 00   La coupe  Crayons de couleurs   17x21 cms



 Elle est en argent, ornée d’ovules sur le bord, avec une médaille au fond.

 Il fait sauter la médaille d’un coup d’ongle.


04 10 00   La médaille   Crayons de couleurs   17x21 cms

 C’est une pièce de monnaie qui vaut… de sept à huit drachme ; pas davantage ! N’importe ! je pourrais bien, avec cela, me procurer une peau de brebis.

 Un reflet de la torche éclaire la coupe.

 Pas possible ! en or ! oui !... tout en or !

 Une autre pièce, plus grande, se trouve au fond. Sous celle-ci, il en découvre plusieurs autres.

 Mais cela fait une somme… assez forte pour avoir trois bœufs… un petit champ !

 La coupe est maintenant remplie de pièces d’or.

 Allons donc ! cent esclaves, des soldats, une foule, de quoi acheter…

 Les graduations de la bordure, se détachant, forment un collier de perles.

 Avec ce joyau-là, on gagnerait même la femme de l’Empereur !

 Dune secousse, Antoine fait glisser le collier sur son poignet. Il tient la coupe de sa main gauche, et de son autre bras lève la torche pour mieux l’éclairer. Comme l’eau qui ruisselle d’une vasque, il s’épanche à flots continus, - de manière à faire un monticule sur le sable, - des diamants, des escarboucles et des saphirs mêlés à de grandes pièces d’or, portant des effigies de rois.

 Comment ? comment ? des staters, des cycles, des dariques, des aryandiques ! Alexandre, Démétrius, les Ptolémées, César ! mais chacun d’eux n’en avait pas autant ! Rien d’impossible ! plus de souffrance ! et ces rayons qui m’éblouissent ! Ah ! mon cœur déborde ! comme c’est bon ! oui !...oui !...encore ! jamais assez ! J’aurais beau en jeter à la mer continuellement, il m’en restera. Pourquoi en perdre ? Je garderai tout ; sans le dire à personne ; je me ferai creuser dans le roc une chambre qui sera couverte à l’intérieur de lames de bronze – et je viendrai là, pour sentir les piles d’or s’enfoncer sous mes talons ; j’y  plongerai mes bras comme dans des sacs de grain. Je veux m’en frotter le visage, me coucher dessus !

 Il lâche la torche pour embrasser le tas ; et tombe par terre sur la poitrine.
 Il se relève. La pièce est entièrement vide.

 Qu’ai-je fait ?
 Si j’étais mort pendant ce temps-là, c’était l’enfer ! l’enfer irrévocable !

 Il se relève. La place est entièrement vide.

 Je suis donc maudit ? Eh non ! c’est ma faute ! je me laisse prendre à tous les pièges ! On n’est pas plus imbécile et  plus infâme. Je voudrais me battre, ou plutôt m’arracher de mon corps ! Il y a trop longtemps que je me contiens ! J’ai besoin de me venger, de frapper, de tuer ! c’est comme si j’avais dans l’âme un troupeau de bêtes féroces. Je voudrais, à coups de hache, au milieu de la foule… Ah ! un poignard !...

4 10 00   Le couteau   Crayons de couleurs   17x21 cms


 Il se jette sur son couteau qu’il aperçoit. Le couteau glisse de sa main, et Antoine reste accoté contre le mur de sa cabane, la bouche grande ouverte, immobile, - cataleptique.


2000   L'ombre du diable sur Saint Antoine   Gravure sur cuivre   36,5x44,5 cms