samedi 16 avril 1983

1983 - 1984 Carnets du Burundi

16 4 83 Paris
Je n'existe plus, je n'opère plus jusqu'à ce que je sois sur le sol africain.
Je suis en suspens, béat, les yeux fixés aux murs parisiens.

fin avril 83 Bujumbura
L'enfant tue ses parents dans la poésie. Au dehors, un meurtre se produit dans la salle de cinéma.


Aquarelle et carré conté  avril 1984
Bujumbura, le 8 5 83
Le soir, le spectacle d'hypnose. J'étais tout près des petits étendus pèle-mèle sur le sol afin de les retenir s'ils étaient tombés de l'estrade ; ils ont joué de le musique, nagé ; l'un d'entre eux avait le doigt sectionné à mi-longueur. On se demande si dans la magie, il ne convient pas d'oublier le truc -tout comme, dans la musique, on oublie la performance technique du musicien pour mieux entendre les harmonies- pour n'apprécier que le merveilleux et y croire. Etre crédule.
La partenaire du magicien est de toute importance, la complice, celle qui atténue tout le diabolique avec sa féminité, sa sensualité. Elle assiste le magicien et pourtant rassure le public.
Cela doit paraître facile, comme tout art.

Un peu de sauvagerie sur les chemins de terre, avec les os qui émergent.
Les enfants ont ici cette pureté de jouer avec n'importe quoi que nos enfants européens ont perdue.

L'objet de la peinture : petits morceaux à voir où circule l'existence.




12 5 83
A l'intérieur, la chambre est ensoleillée, dehors les chemins rouges. Les arbres doivent être clairs et jaunes de soleil.

13 5 83
Je pense à mon corps qui peut, par temps froid, revêtir un pull-over jusqu'au col.
L'atmosphère alors,sur les collines ou dans la garrigue, n'atteignait pas mon buste au-delà de cette enveloppe de laine serrée au cou et aux poignets.
Je pense aussi au charme de ces lignes parallèles désignant le corps...
La chair émergeante est nécessairement souriante et les mains agitées.



Aquarelle et fusain  1983

15 5 83
Le plus douloureux, quand la pratique du peintre est remise en question, est pour lui le fait d'en percevoir inutilité. Avoir été dupe pendant des heures d'efforts de la croyance crédule à une chose qui finit par n'avoir plus de sens.
L'habitude n'est acceptable que lorsqu'elle est encore productrice du besoin ; sinon, elle devient un parasite nuisible à toute bonne création.

16 5 83
Mon boy a perdu son petit frère : il m'a dit "cassé". J'ai tout de suite pensé "kaput".

20 5 83
Au dehors des bruits de brousse comme en brousse. Ils n'ont pas senti que les bruits avaient changé. On ne sent que cela, les changements de bruits.

21 5 83
Au bord du lac, je mange un morceau de pain français et suis surpris de ressentir le goût du goûter en Bretagne.
Isolé au bord du lac, je faisais une aquarelle ; des pêcheurs se sont approchés ; avons commencé à parler. Je ne savais pas s'ils n'étaient pas en train de devenir agressifs, surtout un. Sont partis ; les enfants n'avaient pas envie d'être dessinés. Je suis parti en vélo avec un zaïrois qui désirait m'accompagner. Nous roulions de front, je devais serrer le côté droit. Pendant quelques kilomètres, de hautes herbes ont caressé mes bras.



23 5 83
Le bruit de la cocotte est une suite de demi-hoquets finis par un hoquet plus fort et plus aigu.

Il se peut parfois que toutes sortes de facteurs annoncent un évènement et que cet évènement fermement attendu n'arrive pas. Il n'existe pas de mot pour parler de cette attente de la pluie et, malgré la tension, nuages, éclairs, gouttelettes, l'orage n'éclate pas.

J'ai attendu la pluie trois quarts d'heure puis, avec un grand vent, elle commence à tomber sans éclat, en mouvements progressifs. Les parfums changent.
Mais elle ne tombe pas, alors je la trouve conne la pluie, l'impuissante.

En entrouvrant mes yeux vers le ciel, je vois bleu, je vois mes yeux.

Ils ont coupé l'herbe : des coussins verts pâles mourant à droite et à gauche.




Il se pose la question. Aiguiser sa sensibilité à force de recherches sur l'état des choses (état visuel et compréhension d'autre chose par delà les jeux de formes) l'amène continuellement à un mur infranchissable dans l'immédiat.
Faire ce recul, une fois l'obstacle atteint, pour sauter une autre fois. Et pendant cette attente, il faudra dessiner longtemps des dessins qui lui sembleront la répétition d'une vieille découverte et à cause de l'habitude, commencer à dessiner mal et ainsi, sans le vouloir aller ailleurs et franchir l'obstacle : cela s'appelle contourner l'obstacle.
De cette lutte qui, il ne sait pourquoi, embarrasse sa vie privée quotidienne, il s'inquiète auprès des autres ou les autres sont amenés à le questionner. Pourquoi ne pas voir simplement comme tout le monde ?
Le directeur du centre culturel : - Pourquoi ne pas cesser ?
Le peintre : - J'ai peut-être vraiment quelque chose à dire. Je pourrais regretter.
- Pour moi, (il a vu les dessins) vous n'avez rien à dire (il pourrait dire "c'est évident !". Cette fois il ne le dira pas).
- Oui, mais vous, vous ne connaissez pas la peinture. Je ne peux pas vous faire confiance (et il pense à d'autres qui ont pu croire en son travail).
L'animateur civil (supérieur direct) : - mais moi, j'en pense de même.
La bibliothécaire : - et moi aussi.
Le directeur : - à nous tous, nous nous y connaissons bien un peu.
De cet avis unanime, peut se détacher un avis favorable, venant par exemple de la professeur de français, un fond plus compatissant et ignorant tout autant des propos que veut tenir le peintre.
C'est la bonté.



Aquarelle  1983



- Mon cher petit : te nourris-tu bien, dors-tu bien, etc ...?
- Chère maman, je t'envoie des photos de mes restes de repas *

*Compositions faites de restes de pelures de mandarines, de bananes, de coquilles, d'écorces de fruits tropicaux quelconques, emballages de Kiris


Aquarelle et fusain 1983



Image suivante

Maman chat : - manges-tu bien ?...

Un chien jappe au dehors ; il aurait du savoir qu'il ne fallait pas violenter le chat bleu.

3 6 83
Dans le trou creusé par ma fourchette dans la viande hachée, apparaissent quelques longues pattes. Il paraîtrait que certains oeufs peuvent se déposer dans les tropiques sous la peau de l'homme et ainsi faire naître et se développer une larve.
Remède : attraper la tête de l'animal, la coincer au bout d'un morceau d'allumette et tourner d'un quart de tour chaque jour jusqu'à ce qu'il soit enroulé dans sa totalité (sans le casser).





8 6 83
Achevé d'enterrer le petit chat. Le petit gris est de plus en plus beau, moins mou sur ses pattes. Ce matin, le petit qui mourrait ne tenait plus sur ses pattes et tombait mollement sur le côté quand je le lâchais. terrible, cette illustration des chances inégales offertes au départ. Irrémédiable fin de l'animal, fin décidée dès le départ.

9 6 83
Le mercredi, dîner chez Serieys. Aujourd'hui, temps et repas consommés.
Le chat passe sa patte sous la porte et je pose mon doigt sur la patte. Passe sa patte sous et remonte contre la porte, veut ouvrir la porte.
Rentrant à la maison, rien à faire. Assis sur le perron. Que pourrais-je faire de ce gazon marronissant ? Jaunissant, blanc l'horizon et deviendra bleu le ciel. Plutôt, tout est possible de ce jour mourant.

10 8 83
glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou glou

13 6 83
Le petit chat tout lourd trône contre la porte. Au dehors, les fourmis de-ci, de-là, ballade.

21 6 83
Chats et poules cohabitent dans le jardin. La poule passe et la tête du chat balance sans direction précise. Je ne parviens pas à déceler la moindre attention du chat envers la poule.

ORGANISER SA NATURE MORTE
Non pas disposer les objets devant figurer sur le tableau. Plutôt prévoir un témoignage. Monet a du tout autant se servir de son jardin que s'en servir de modèle.
J'agirai sur une table basse qui m'offrira ensuite une perspective plongeante. Les objets à manipuler seront posés, dessinés.
Dîner.
Je presse les oranges. Elles sont déposées et composent une nouvelle nature morte. Chaque geste trouve un sens pratique à simple vue d'effectuer se tâche, mais veille la conscience de l'espace qui se forme lorsque telle ou telle place se trouve occupée par un groupe d'écorces, par un "plastique" protégeant la table en bois du jus égaré.


Aquarelle et fusain  1983

Tout objet dans l'espace est là pour cacher celui qui est derrière et ainsi de suite, à l'infini.

Le petit chat et sa mère s'offrent une séance de léchage ardent.

Trois mouches causent sur un sol laissé gras par un morceau de viande, la quatrième toujours à l'écart.

Le bébé chat revient une demi-heure après ayant goûté aux joies de la viande grasse. Heureux sois-tu petit chat!

Un jeune chat doit bien être aussi gros que mille mouches adultes.

Regardant chier le chat dans le gazon vert : "il mange trop, ce chat!"

La vie est séparée en quatre ou en six par cette mauvaise musique qu'est l'hymne nationale du Burundi.

3 6 83
Sont tous malades ces chats ; il faudrait que je les tue tous, mais en aurais-le courage?




Je songe à la journée sans occupation des gardiens autour, parce qu'elle est rythmée par des moments d'écoute de la radio. Et à chaque moment, ils se trouvent plus rapprochés du soir. Le soleil s'est déplacé. La chaleur devenait plus lourde et le soleil couchant ramenait le frais.


30 7 83
Ici doivent être volées les grosses choses sans valeur ou presque. L'enchantement devant ces objets rustres en métal ; ce matin, les cris ravissants et transis d'un des enfants qui fouillaient dans les ordures quand il a trouvé une poële à frire miniature pour poupée.
En sortant du Méridien (cela m'a fait drôle de me retrouver dans une ambiance européenne, et aussi l'aspect un peu travesti des hôtels), le stade de foot-ball et derrière le mur, les enfants perchés dans les arbres par dizaines comme des singes pour voir le match.




1 8 83
A la saison des pluies, le jour ou le lendemain de mon arrivée, par une forte pluie, je voyais en face des insectes gros comme des libellules se cogner contre le néon de la façade. Certains étaient entrés sous la porte et volaient partout dans la pièce.
Laporte, l'explorateur, me dit ensuite les avoir observés sous sa douche. Ainsi ils se reproduisaient et perdaient leurs ailes.

Tant de petits plaisirs peuvent très bien soutenir une lourde angoisse.
Toute cette grosse facilité deviendrait vite insupportable dans l'oisiveté.
Ces grands lieux administratifs, tantôt aux bancs vides, ou aux queues agitées deviennent familiers. Comme je comprends mieux la nouvelle Afrique depuis que j'en visite les locaux administratifs.
Vraiment curieux, une organisation qui se met en place et qui possède aussi des produits tout faits venus d'ailleurs, plantés là. Les blancs, les outils blancs, les méthodes blanches lancés là.




Installation pour un concert au Centre culturel de Kigali.
Nous avons vu "Jaguar", film vu juste avant de partir en Afrique. Est-ce que j'avais oublié mes idées d'avant le Burundi ou ai-je oublié ces quatre derniers mois passés à Bujumbura?


19 8 83
Visite du parc animalier du Rwanda.
Ils viennent prendre une photo de chaque animal et s'en vont. Ils photographient les bêtes comme les églises, monuments. "J'y étais".

Prendre conscience que je me suis retrouvé dans un zoo faisant le quart du Rwanda (mais un zoo tout de même) n'est pas pour me déplaire. Passe-temps illusoire...




Le Yetti vit son présent...ou se souvient-il de notre passé?

Toujours moyen : dans la ville la plus paumée, la plus merdique, il y a toujours un troquet avec de la musique, un morceau de gaieté.

Trois petits larrons jouent dans une descente de boue.





Presbytère St Benoit.
Un endroit si tranquille et posé que l'on est tenté de penser que cette apparente inactivité cache quelque pratique clandestine.
Conversations un peu desséchées au repas.
Sous des sonorités chantantes dans la nuit.
Et les oiseaux beaux dans les arbres aux sons de casseroles.
Les qualités des repas et des lieux ressembleraient bien à de la luxure.








25 8 83
Peut-être ai-je oublié ce qui peut être beau. A prendre une photo, le sens devrait-il prendre une grande place comme revêtant la forme d'une nostalgie? Le filet sur la pelouse au milieu des arbres. Ferdinand Knopff photographie puis peint des joueuses de tennis. Je suis loin de ma peinture d'avant. Je m'y sens moins impliqué, moins dedans. De cet oubli des préoccupations du peintre "contemporain" nait à nouveau de la peinture.

Le temps est paisible et doux, bien que "ventu".  L'intellonoir ce matin avait raison "vous sortez à peine de l'adolescence", et le temps peut être bon, si on le veut. Comme des chants ; les pirogues remplies passent au loin en mouvement.



29 8 83
L'eau de la piscine, le soir, sans les vagues est lourde comme du miel, du miel bleu.

Formulaire de demande d'importation en quatre exemplaires.

Derrière le vélo, la femme sur le porte-bagages, protégée du soleil par un parapluie noir.

31 8 83
La piscine forme en contrebas la réciproque du ciel, miroir clair et transparent mais rose. Entre eux deux, une barre sombre des arbres, de la pelouse, de la terrasse (trois ronds -miroirs comme l'eau de la piscine- alignés sur la bande sombre de la terrasse).

2 9 83
Ce matin, sont apparues les couleurs pâles, les formes doucement définies du jardin. Il est toujours d'un dessin si maladroit, dans sa volonté de représenter. Le soleil, ses premiers rayons, ont donné un peu plus de vigueurs aux couleurs.
Il y a beaucoup à penser sur l'aisance de celui qui est servi, la facilité à changer d'état. La noblesse étant tout à fait acquise à la force du bénéfice de ces rapports.
L'homme au torse noir, courbé dans le jardin cogne dans la terre avec sa pioche. Au dessus le palmier balance.

4 9 83
Nous sommes nombreux, avons fait la fête bien tard jusqu'au matin.
Tous les gens s'affairent autour des motos, avons déjeuné avec des gestes rapides, appétit précipité.
Dans une maison à la campagne.

5 9 83
Je me suis levé tôt et j'ai craint d'avoir à attendre longtemps un compagnon de réveil. Mais très vite, les gens sont apparus et la maison s'est emplie de petits bruits et gestes du matin campagnard.




Devraient se trouver des compositions à faire, dispersées dans le cheminement des heures. Des points de rupture dans le temps laissant une trace dans l'espace. Dispersion de signes sur une feuille ou quelques mots.
Ce soir, à l'aide de modèles déjà enregistrés sur le paysage, je traçais à nouveau quelques lignes, traits, ronds sur les feuilles.

12 9 83
La saison des pluies, elle éclaterait bien, ce soir si j'en crois les longs éclairs et le tonnerre.
Je trouve pour quelques instants ma maison, ce soir, dans l'ambiance orageuse de mes premiers jours au Burundi.
Je pense à ma première soirée comme celle-ci et l'orage qui éclatait sur les six heures.

Un bon silence et quelques faibles bruits africains.
Des enfants, points noirs : ils finiront par s'approcher. Et les adultes finissent vraiment trop par s'approcher.
Une attention soutenue impossible pour les dessins ; il faudrait attraper par bribes, pendant qu'il est temps.




L'homme qui court, en short. N'a pas la conscience tranquille.

21 9 83
Demain matin ; m'occuper de mettre au clair cette longue aquarelle figurative faite dans le jardin.

22
Au bout d'une ou deux heures de pratique de la peinture, les idées se sont enchaînées, raisonnements semblant logiques, mais aussi des habitudes, des tics qui peuvent apparaître lorsque l'on revoit la peinture plus tard, à froid.

29
Les artistes seraient des pécheurs ; des curieux qui veulent, trop tôt, capter les essences de l'au-delà.

1 10 83
Lorsque je m'arrête pour dessiner au bord de la route, il y a des passages plus ou moins fréquents de Burundais. Ils deviennent plus nombreux avec l'accumulation des gens arrêtés qui me regardent.

Les collines sont toutes les mêmes, faites de strates horizontales. Arbres, champs, humains par groupes infimes sont suffisamment nombreux et dispersés pour couvrir en totalité l'espace qui nous entoure.
Les maisons partout, rugos, espaces cloisonnés.

Ils sont venus en grand nombre pendant le pique-nique. Les silhouettes noires autour du lac ; et les arbres aussi, à la verticale.
En venant, couché à l'arrière du pick-up, je voyais les sommets des arbres, comme en 2cv, à Compiègne.
Pour les habitants des villages, il y a eu un passage d'européens.
Mais les paysages au retour sont devenus beaux, accidentés et contrastés. Non plus les collines monotones habituelles, mais des formes parlant de noir et d'angles et des verts de toutes les nuances.






Le 3 10 83
Tout se remet en ordre dans la maison du conseiller. Chacun accélère sa tache mais par petits ac coups modérés. Les pots de fleurs étaient sortis de leurs emplacements avec les chaises ; et les objets repeints retrouvent leurs places. De nouveaux plants sont disposés autour du jardin.
Le petit, sur la terrasse, a toute l'argenterie étalée à ses pieds qu'il astique objet après objet. Masse noire et mate aux pieds de laquelle poussent mille éclats.

4 10 83
Le mardi soir, le pion laissait l'étude ouverte. La nuit tombait comme ce soir à l'entrée de l'hiver un peu avant six heures et on pouvait entendre la pluie comme ce soir. Le lendemain, mercredi... Je pensais qu'à six heures et demi, maman, dans l'Austin, viendrait me cherche et l'odeur de l'auto, de plus en plus la campagne éclairée par les phares et les petites discussions de la journée, sans intérêt particulier.
A noter les bien plus graves questions qui me torturaient quelques années plus tôt et alors, dans l'autre collège, l'angoisse des confidences malpropres et fausses que je faisais dans l'auto. Confidences que personne ne voulait entendre. J'avais alors fait la moitié du temps actuellement parcouru.






6 10 83
Chaque jour, le tonnerre gronde en même temps que se pose le couvercle noir. Mais c'est du bluff  ; rien de définitif dans ces menaces. Un orage et puis, comme avant.

7 10 83
Les formes qui, prises sur le vif, ont pu ressortir d'une sorte de hasard (peut-être) prennent dans les peintures qui suivent une importance disproportionnées qui n'est sans doute que la rançon de cette manière de voir, répétée et sue depuis longtemps.

12 10 83
Me suis arrêté dans une campagne ; les odeurs. les enfants sans les vieux.
Puis, en regagnant la route par le chemin, des femmes et des enfants debout, tout droits, campés, les bras en l'air qui tiennent les corbeilles sur leur tête.

La lumière est terriblement vive ; à la fois, elle découpe chaque trait, chaque forme et en même temps, elle aplanit l'ensemble.
Il arrive que, parvenu au sommet d'une colline, la vue offre le panorama d'une plaine très large, très verte, une cuvette en pente douce. Alors que dans les paysages plus banals, les vallées sont encaissées. Ces larges creux sont une joie, une orgie de petites formes signifiantes. Le paysage burundais se complait dans le naïf. Les cours d'eau sont sinueux comme des dessins d'enfants. Même sentiment produit par les maisons éparses. Les ombres des nuages, indéfiniment, partagent et font alterner les couleurs de la plaine.






En voiture, de nuit, sortant de la ville, la banlieue ; ils s'échangeaient des bouteilles dans le noir.

13 10 83
Tout le monde est bien d'accord pour dire que les bougainvilliers sont magnifiques. Ceux-là sont à voir surtout, taches rouge-orangé se superposant avec des vert-jaune ; aucun graphisme, je veux dire, par là, absence d'ombre. Cela est rare dans la nature ; beaucoup plus rare lorsqu'il s'agit d'aplats nombreux et épars sur un fond fait de branches n'existant pratiquement que par le trait.

Oh! (ou "Ah" aussi va) formes molles et structurées et couleurs acidulées sur les cieux bleus délavés.
Deviennent vite sombres quand, touffus, descendent au mat.
Quand, ensuite, n'est plus à voir que la terre et le gazon, les arbres, alors bien obligés, feront bon ménage et partage avec les mille formes désordonnées.

Le bleu, le chrome, l'échelle de la piscine me font ressentir encore le mystère de ce fond que l'on imagine dans l'enfance alors que l'on ne sait pas nager. L'on voit partir et descendre l'échelle du lieu où nous sommes, c'est-à-dire émergée, vers le fond bleu inconnu.

Le matin, réveil nostalgique. Je ne savais plus, mentalement, orienter mon lit par rapport à la cuisine. Le rêve m'avait ramené dans le métro parisien.

Ce soir, je réalise à quel point ici c'est doux. Et toutes ces heures de nuit desquelles je ne profite pas.




30 10 83
Toutes les choses se précipitent aux sens et pourtant se répètent. Comment nommer maintes fois les couleurs vives, crues, les nuages lourds.
Hier, ils étaient mous et arrondis sur fond bien bleu.




1 11 83
La connaissance du Burundi ne se ferait pas par la confrontation à des paysages nouveaux mais plutôt par la découverte des nouvelles provinces et nouveaux diocèses. Une connaissance plus administrative que sensible.

Le 30, je notais le désordre dans mes idées peu de temps avant mon arrivée dans la mission de Burasira. Les pères missionnaires ont tout mis en oeuvre pour encadrer la pensée des indigènes. Ce grand désordre qui peut-être naît pour l'européen à la vue du paysage aux éléments épars disparaît à l'approche de la structure monumentale de l'édifice. Je me suis demandé, en y pénétrant, comment le dessiner, encore touché par les échecs essuyés sur le paysage burundais. Et j'éprouvais forcément de la culpabilité à sentir mieux le graphisme de ces pierres, colonnes, voûtes ; dessiner cet espace, c'est être à côté de la réalité de notre temps. De la même manière, ne pas prendre note de l'aspect urbain du Burundi me semble une faiblesse que je pourrais regretter, une fois parti.
Les pères m'ont parlé de tous leurs systèmes d'examens. Je me suis plutôt intéressé, même si cela ne m'a pas personnellement été révélé, aux emplois du temps des élèves, cloisonnés par les sons des cloches, et leurs plaisirs lors d'une projection de cinéma, ou les départs vers le stade vert quand c'est le repos.
Continuer de faire des dessins de paysages me semblerait encore parfois presque secondaire par rapport aux urgences artistiques que pourrait susciter une société comme la notre. Alors, je peux considérer qu'une véritable création est à naître et que je ne ferais, jusqu'à présent, rien d'autre que d'amuser mon pinceau. Je ne peux pas oublier cette période, à Rouen, durant laquelle je traînais dans les rues, prenant des notes sans aucune préparation, sans réelle construction, à l'affût de n'importe quoi. Quelle illustration de l'impossibilité de peindre!

En ce 1er novembre, jour de la fête des morts, je reprends la peinture dans l'atelier. Grotesque fête des morts, je suis tenté de penser, mais forcément bonne puisqu'elle permet de comparer sa situation, chaque année. J'ai en souvenir le visage des vieilles, à Trélon, courbées dans le cimetière. Surtout, je me souviens, il,y a trois ans, le week-end là-bas. Ma première prise de conscience du froid et l'angoisse, la crainte de ne pas pouvoir continuer le programme que je m'étais donné de noter tout, jour après jour, pendant une année. Quelques mois plus tôt, je rêvais de l'idée de milliers de dessins composés de quelques signes, à l'image des tellement nombreux regards que nous posons sur tout. Travailler tout le temps dehors, c'est forcément ne pas être à l'aise comme chez soi.
Tout de suite ce 1 novembre 83, les branches se balancent tièdement.

1 décembre
La vie, en Afrique, se joue dehors, de sorte qu'il n'y a pas de remord à passer un après-midi à jouer aux cartes.
En face, les sentinelles abordent la nuit à grands bruits, mais il n'y a plus cette inquiétude qui me fait compter combien de nuits encore avant l'éventualité d'une insomnie. L'Afrique va fuir petit à petit et je prendrai plutôt note, mentalement, de toute cette vie ici bientôt passée.




3 12 83
Certains, plutôt que de plonger, entrent dans l'eau prudemment. Ils descendent l'échelle, puis suit le moment fatal où les pieds lâchent l'échelle tandis que la tête émerge encore.
J'envie cette perception un peu hésitante du liquide qui, à chaque fois, doit se traduire en une initiation, les hommes d'un autre âge qui goûtaient l'immersion du corps tardivement.
Notre génération est celle des hommes-poissons ou hommes volants bien dans chaque élément.

Au dessus du dernier étage, la pancarte "les sources du Nil". Apparition de nuages gris sur le fond bleu (bleu plus violet que l'eau de la piscine ou les matelas). Quatre points noirs, les rapaces mobiles. Dehors, le temps se gâte. Simplement les couleurs devenues pâles, le vent violent.
Les cris des enfants, femmes et voix portantes masculines du samedi après-midi.

Des personages tout lumineux gravissent la route sur leurs pieds enveloppés d'un tissus coloré.
Le son des arbres est fort, fort, le vent puissant et continu. La pluie tombera.

23 12 83
En rentrant très doucement du cinéma, je me suis souvenu des soirs d'été à Montpellier, lorsque je ne voulais pas me coucher et que je rentrais pourtant, tout aussi lentement pour retarder l'heure, et bien regarder tout, quelque fois qu'il y aurait eu quelque chose à prendre.

31 12 83
Toutes mes réflexions, nées lors de mes promenades en 81 à Rouen sont réveillées par les quelques phrases de Keneth White dans "la route bleue" : pages 164, 165, page 166 aussi.

1 1 84
Moments doux dans la Ruzizi où la vue se trouble quand la lumière devient trop dense.




4 1 84
Un autobus est passé. Une grosse haleine de musique, en une seconde.

Les chats se sont rués sur la viande hachée. En engloutissant tout rond, ils ne savent pas ce qui leur arrive. Ils restent ensuite quelques secondes assis à chercher à comprendre l'évènement et se lèchent les poils pour que le goût ne profite pas seulement à l'intérieur. Se coucheront comme des lions, tantôt.

Samedi 28 janvier
J'ai attrapé froid en jouant au tenis et pourtant regagné ce désir du travail un peu perdu ces derniers temps et un désir de solitude qui me fait négliger toute sortie en groupe pour jouer seul dans ma tête. De bonnes pensées, une harmonie, de sentir que les formats choisis pour mes dessins dans les rues (ainsi que les encres qui commencent à en découler) sont les bons.

2 2 84
Lors de mes promenades à Rouen, j'avais pris l'habitude de m'arrêter dans des bars sur mon passage pour me réchauffer. Comme je ne savais jamais mon chemin, je demandais aux gens le moyen de rejoindre Canteleu ou (j'ai oublié)...; ceux-ci me répondaient par le numéro du bus à prendre, soucieux de m'amener au lieu dit par le moyen le plus court et le plus confortable. Etaient-ils surpris que je veuille y aller à pied! Je devais autant paraître étranger à leur monde familier que eux m'étaient inconnus dans leur petit bistrot de vieille banlieue rouennaise. Tout prés de chez nous, dans les villes, il se passe des choses si simples et pourtant inimaginables.




4 2 84
J'ai fait une promenade à pied en ville. Tout le plaisir gagné à circuler dans le quartier pakistanais s'est bien vite échappé à l'approche de quartiers forcément administratifs burundais.
Notons le meilleur, la mosquée et quelques maisons bâties avec un minimum de moyens et ayant pourtant le sens du palace. Colonnes dont j'aime le ridicule lorsqu'elles apportent un préau en tôle ondulée, façades un peu ornementées, terrasses et jardins Aladins et si pauvres.
Jolis rafistolages.

A 20h30, danses zaïroises qui circulent encore un peu dans ma tête, ainsi que les mille dessins possibles. Ces arrangements, combinaisons illimités de tout ; à nouveau, peut-être vais-je courir derrière les infinités d'espaces qui s'offrent. Et je suis soucieux qu'un tel désir de peindre ne donne rien de bon. Une fois essoufflé de cet activisme, espérer en des retombées solides.

6 2 84
Je retrouve dans "Amants et fils" un petit passage que nous avions traduit à l'école des beaux-arts de Perpignan : "Son ambition, pour ce qui était de la façon dont va le monde, c'était de gagner tranquillement ses trente ou trente cinq shillings par  semaine à deux pas de chez lui, et puis, à la mort de son père de s'installer dans une petite maison de campagne avec sa mère, et de peindre, d'aller et venir à sa fantaisie, et de vivre toujours heureux".

Goma, Zaïre, le 20 2 84
Le sentiment de disponibilité propre aux voyages peut très bien, par manque d'efforts, ne jamais se mettre en place. Partir à plusieurs, pour moi, pourrait être un moyen de ne pas sauter cette barrière.
Voila qui est physique et moral : sortir de chez soi dans les deux cas. Curieux que mes voyages soient toujours précédés d'une angoisse et sanctionnés au début du "trip" par une vraie ou fausse maladie.
Les voyages ne sont pas pour moi un plaisir dans un sens habituel mais plutôt un devoir pouvant m'accorder de très vives joies au cours du trajet et peut-être de plus grandes encore au fil des années qui suivront, mais le tout au prix de lourdes contraintes.




21 2 84
Le bruit du vent dans les arbres lorsque j'éteins la moto est le même qu'en France, dans les collines.
Dans les plaines, la végétation oublie qu'elle doit, dans cette région, être un peu européenne. Elle redevient, même pour quelques hectares, africaine.

22 2 84
Visite d'Ishango. Arrivée juste avant, à Kyavinyungo, grand village sur une plage plate devant le lac. Activité de pêche très dense. Tout me poussait à y passer la nuit mais j'y ai constamment renoncé, mon programme de passer la nuit à Kyondo à la mission étant bien figé dans ma tête. La recherche vaine à Kyavinyungo d'un lieu où garer la moto, mon désir encore vain de faire un tour en pirogue m'ont fait suffisamment tourner dans le village pour m'en rassasier la vue.
Ainsi, je reprenais la route à 16h45 pour arriver à la mission au soleil couchant.

23 2 84
J'atteins la ferme Bikara  sécurisante qui ressemble à une ferme normande (elle est au sommet d'une colline, sur un pré, bordée d'arbres touffus. Des moutons blancs sautent). A l'aller, après avoir crevé et alors que ma roue était un peu dégonflée, j'imaginais là des paysans normands qui m'auraient hébergé et protégé contre l'angoisse d'être perdu, en panne et loin. La nostalgie de l'Europe est cependant plus forte...




25 2 84
Je retrouve les bruits du Rwanda. Petits cris d'enfants dispensés dans l'espace immense et pourtant cloisonné. Les toits en tôle dispersés et minuscules reflètent chacun son carré de lumière.

27 2 84
La lecture du journal (Le Monde hebdomadaire) me fait vraiment percevoir la vie réelle comme un roman. Quoi qu'on fasse, les évènements se succèdent sans qu'on y prenne part. On est aussi sûr de trouver la suite dans le journal de la semaine suivante, qu'on est sûr, dans un roman, qu'il y aura un dénouement dans les cent ou deux cents pages qui suivront.

2 3 84
Me servir des dessins déjà faits dans la rue pour rajouter moi-même les couleurs, la lumière...

4 3 84
On appelle cela des trombes d'eau ; la pluie tombe par rafales. Quand de grands coups de vent emmènent une gerbe, les feuilles et branches l'accompagnent.
Parfois, une petite narre noire trouble mon oeil quelque part dans l'espace. Un lézard passe.

J'ai été presser des oranges sur le lieu même où je commencerais l'autoportrait. J'ai observé les choses qui évoluaient dans la glace, la transformation des odeurs mêlées un peu à ma transpiration.




22 3 84
J'ai commencé à peindre un grand format de l'autoportrait en aquarelle que je préfère.
Revu des Derain (de l'Ermitage), et continue à penser qu'ils sont peut-être aussi intéressants que des Matisse. Alors que Matisse transforme beaucoup plus la réalité pour composer sa peinture, Derain, jusqu'au bout, veut comprendre la nature, quitte à assembler des couleurs apparemment moins en harmonie.